Plusieurs personnalités politiques, intellectuelles et associatives alertent avant ce second tour : partout des remparts qui protégeaient la démocratie et semblaient intangibles sont déjà tombés, par exemple en Hongrie, en Turquie, aux Etats-Unis…
Engagés, chacun à sa manière, dans des associations, l’enseignement, la recherche, la politique, le journalisme, la culture, les arts, nous ne pouvons pas rester silencieux quand le Front national accède à nouveau au second tour de l’élection présidentielle. Et ce avec un score et un nombre d’électeurs inédits. Voter Marine Le Pen, c’est encore et toujours voter pour son père, Jean-Marie Le Pen, et son idéologie directement issue du fascisme, du vichysme et de l’OAS, y compris dans leurs formes les plus brutales. Le ripolinage de l’image de la première ne cache pas ce que ce mouvement représente depuis des décennies, ni son rôle néfaste dans les pires tourmentes qu’a connues la France. L’heure est grave. Le risque de basculement que d’aucuns considèrent comme une impossibilité – cela fut également le cas pour l’élection de Trump ou le Brexit – est réel. Et la crainte d’un passage à un régime autoritaire, discriminatoire, xénophobe, raciste, sexiste, homophobe, antidémocratique et de surcroît sans vrai programme économique ni solutions contre le chômage, n’a rien d’illusoire en cette période de montée des populismes en Europe.
Nous comprenons les réticences à répondre aux injonctions à faire barrage au FN qui se répètent depuis des années. Notre démarche n’est ni moralisante ni culpabilisante. Nous souhaitons juste alerter sur une réalité simple.
Si le populisme «soft» de Macron est néolibéral et camoufle mal ses accointances avec de grands groupes financiers, celui de Marine Le Pen est autoritaire et fermé à l’Europe et au monde, prônant le rétrécissement de nos horizons et le rabougrissement de la France. Oui, avec Marine Le Pen, l’Etat de droit, nos libertés, nos modes de vie, nos attentes sont gravement menacés. La vie de millions de nos concitoyens, de nos amis, de nos voisins risque de sombrer dans un labyrinthe de souffrances sans issue : les migrants, les minorités, plus largement celles et ceux que le FN a toujours considérés comme aux marges ou trop libres, trop déviants, trop différents, cosmopolites, universalistes. Oui, Marine Le Pen est l’ennemie de la République des femmes et des hommes libres et démocrates.
Pour mesurer ce que veut dire l’installation d’un régime «fort» et nationaliste, regardons déjà du côté de la Hongrie ou de la Turquie qui ont en quelques mois perdu tous les garde-fous qu’on croyait intangibles. La France n’est pas non plus l’Amérique de Trump, avec des contre-pouvoirs puissants qui freinent les ardeurs antidémocratiques de son président. Gardons enfin à l’esprit l’histoire, et le suivisme passé de nos institutions dans les moments sombres qu’a vécus notre pays.
Le gouvernement de Hollande et de Valls a dirigé la France, sur certains sujets, les yeux rivés sur le FN comme sur une boussole : déchéance de nationalité, accueil indigne des réfugiés, renoncement au droit de vote des étrangers, etc. Il s’est largement trompé en regardant de ce côté, au lieu de regarder vers sa gauche. Ne lui donnons pas raison en laissant la moindre chance d’arriver au pouvoir à Marine Le Pen. Et refusons l’impasse où il nous a conduits.
Nous avons voté le 23 avril pour des candidats divers. Mais toutes et tous, nous ne nous résoudrons pas à considérer qu’il n’y a pas de différences entre un Macron et une Le Pen. Le premier est certes un néolibéral dont le programme ne nous convient pas, mais il garantit l’Etat de droit, l’existence d’une opposition libre d’agir et de s’exprimer, la possibilité de s’organiser en mouvement social, les valeurs de base de la République. La seconde est la représentante assumée d’une tradition de national-populisme, excluante, jouant sur la peur, la haine et la stigmatisation de boucs émissaires, préparant la casse organisée de toute une série de droits fondamentaux et de libertés individuelles. Là, il n’y a plus à choisir, juste à éviter le pire.
Renvoyer dos à dos ces deux traditions politiques et ne plus tracer de frontière entre les vrais républicains et l’extrême droite est non seulement une erreur historique, mais une faute politique qui pourrait être extrêmement lourde de conséquences le 7 mai au soir. L’équation Macron égale Le Pen est une illusion grossière et dangereuse. Mettre en avant la banque Rothschild, ancien thème antisémite qui sévit depuis la fin du XIXe siècle, pour délégitimer Macron est une ficelle rétrograde et intolérable. Quant à l’argument que voter Macron aujourd’hui serait préparer la victoire de Le Pen aux prochaines élections, il est tout simplement vide de sens : avoir le mal tout de suite pour l’éviter dans cinq ans est d’une logique étonnante…
Se battre dès aujourd’hui – et demain, y compris face à Macron – pour mieux entendre et écouter celles et ceux qui votent Le Pen, et pour jeter les bases d’une nouvelle gauche, énergique et porteuse d’espoir, vaudra toujours mieux que de subir cinq ans la politique liberticide, anti-européenne, pro-patronale et antirépublicaine du FN. Nous savons déjà de quoi ce dernier a été et est capable dans les villes qu’il a dirigées et qu’il dirige.
Pensons aussi aux années 30, au sectarisme du Parti communiste et du Parti social-démocrate qui ont contribué à faciliter l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933. Et ne perdons pas de vue ceci : si Marine Le Pen gagnait, ce serait la première fois depuis Vichy que l’extrême droite accède au pouvoir.
Certes, Macron est un phénomène construit de toutes pièces, certes ses grandes orientations économiques et sociales n’entrent pas dans nos choix, certes face à l’extrême droite nous nous retrouvons, comme en 2002, acculés à un vote forcé. Cette situation ne peut pas indéfiniment se répéter. Et c’est dès maintenant qu’il faut s’atteler à inventer les solutions qui nous permettront demain d’y échapper. Mais voter blanc, s’abstenir ou voter Le Pen, c’est aussi compromettre lourdement l’avenir, le nôtre et celui des générations futures. Sans oublier que le FN à 25 %, 35 % ou 45 %, ça n’aura pas le même sens ni les mêmes conséquences en termes de renforcement de son influence, de sa parole et de potentiels passages à l’acte.
Le 7 mai, nous voterons donc pour défendre la République et la démocratie en utilisant le bulletin Macron, ce qui ne revient pas à lui donner quitus. Dès le lendemain de ce vote, nous travaillerons sans relâche à la reconstruction du désir et de l’espoir de changement économique, écologique, social et sociétal. En tâchant de nous donner les moyens, collectivement, de le faire.
Signataires
Esther Benbassa, sénatrice EELV, universitaire, Pierre Serne, conseiller régional EELV d’Île-de-France, ancien responsable de la fédération des associations LGBT européenne – Pouria Amirshahi, député, Jean-Christophe Attias, universitaire, Bertrand Badie, universitaire, Étienne Balibar, universitaire, Jean-Pierre Baro, comédien et metteur en scène, Jean Baubérot, universitaire, Jérôme Beaugé, coordinateur politique Inter-LGBT, Simone Bitton, cinéaste, Daniel Borrillo, juriste, Khadidja Bourcart, Manifeste des libertés, Daniel Breuiller, vice-président de la métropole du Grand Paris, Aymeric Caron, journaliste et auteur, Antoine Comte, avocat, David Cormand, secrétaire national d’EELV, Denis Crouzet, professeur universitaire, Élisabeth Crouzet-Pavan, universitaire, Christine Delphy, directrice de recherche, Rokhaya Diallo, journaliste et auteure, Tara Dickman, consultante et formatrice, Cécile Duflot, ancienne ministre, députée EELV de Paris, Charles Fiterman, ancien ministre, Françoise Gil, sociologue, Liliana Hristache, présidente de l’association Rom Réussite, Eva Joly, députée européenne EELV, Farouk Mardam Bey, éditeur, Karim Miské, écrivain, Christian Métairie, maire d’Arcueil, Marie-Rose Moro, universitaire, Henri Raczymow, écrivain, Louis-Georges Tin, président du CRAN, Dominique Vidal, journaliste et historien.