Communication présentée par Jean-Christophe Attias à la Journée scientifique des sciences religieuses, Paris, 31 mai 2018.
Vous allez être déçus. Je ne vous parlerai pas de Moïse, je l’ai fait ailleurs. Ni de moi non plus, pas au sens trivialement psychologique de ce mot en tout cas. Je vous parlerai juste de ce « et » qu’il y a entre les deux, en me faisant devant vous, en toute immodestie, l’historien, le sociologue et l’épistémologue de mon parcours scientifique. Ce sera peut-être utile aux plus jeunes d’entre vous et cela distraira, je l’espère, mes collègues. Je vais donc vous parler de ce dont on parle rarement, ou avec tant de précautions qu’on finit par ne pas en parler vraiment. Du rapport du chercheur en sciences des religions à la religion. Et même pire, si je puis dire, du rapport d’un chercheur juif à son champ d’étude lorsqu’il s’agit du judaïsme.
J’ai commencé mes études universitaires en 1975. Huit ans après la Guerre des Six-Jours et sept ans après mai 68. La judaïcité française a profondément changé depuis la fin de la guerre. Elle s’est enrichie de l’arrivée massive de Juifs originaires d’Afrique du Nord qui n’ont pas connu la Shoah et qui assument une identité juive positive et visible. Dans les années 1970 et jusqu’au milieu des années 1980 les signes se multiplient de ce qu’on a pu appeler un « renouveau juif ». Cela vaut notamment pour la jeunesse juive ayant « fait » ou connu 68. Les manifestations culturelles se succèdent, des revues se créent, un cinéma à thèmes juifs apparaît, une pléiade de jeunes auteurs publient des romans, les cercles d’étude se multiplient, la section hébraïque des Langues’O est en plein essor. Ce retour au judaïsme est essentiellement identitaire et culturel, et alors non (voire anti-) religieux. Il s’accommode tout à fait chez certains d’un propalestinisme de cœur, voire militant. C’est dans ce contexte que se forme une génération nouvelle de chercheurs en études juives, le plus souvent en dehors des institutions savantes traditionnellement dévouées à ce domaine.
Lorsque j’arrive à Paris à l’automne 1975, je ne fais pas partie de ce milieu. Primo, je ne suis pas vraiment juif. Secundo, je suis un provincial. Tertio, je n’ai pas fait 68 (je suis trop jeune pour ça). Mais c’est dans ce bain que je tombe : celui d’études juives renouvelées, tributaires d’une forme de réaffirmation identitaire, et sur lesquelles pèse en outre le modèle prévalant en Israël, pays par lequel beaucoup sont passés et où ces études sont un enjeu non seulement « communautaire » mais aussi national. Si je ne fais pas vraiment partie de ce petit milieu, je m’inscris néanmoins sociologiquement dans cette dynamique. Et à un titre au moins, mon cas est plus sérieux : comblant un déficit identitaire initial sans doute plus important, je me convertis en 1979 (je suis alors en licence d’hébreu) au judaïsme orthodoxe. Je suis le vilain petit canard de la bande. Mais je ne fais peut-être qu’annoncer un retour à une forme ou à une autre de judaïsme religieux qui finira par toucher dix, quinze ou vingt ans plus tard, nombre de mes petits camarades gauchistes (retour s’accompagnant ou non d’un glissement à droite et d’un soutien affirmé à Israël et à sa politique).
Lorsque j’entame mes recherches doctorales, au milieu des années 1980, les chercheurs en études juives non juifs, en France, sont rares. J’ai alors commencé de prendre mes distances avec le judaïsme religieux, mais pas avec le judaïsme. Je termine en outre ma thèse en Israël pendant un séjour à l’Université hébraïque de Jérusalem, sous le regard intimidant de maîtres qui sont à la fois les héritiers de la tradition judéo-allemande d’érudition critique et, pour la plupart, religieux, sionistes, quoique plutôt de centre gauche. Je peux dire aujourd’hui que j’ai passé les deux décennies suivantes à me démarquer du milieu qui m’avait formé (israélien, juif, juif français). Je l’ai fait rhétoriquement en exprimant à maintes reprises publiquement mon refus de tout biais apologétique. Je l’ai fait socialement, en me payant le luxe de me faire élire à la Section des Sciences religieuses contre la communauté juive institutionnelle, qui plus est sur un poste occupé précédemment par un grand rabbin. Je l’ai fait enfin politiquement en devenant un critique souvent peu généreux d’Israël et de sa politique. Il y eut en tout cela beaucoup de conviction, un peu de provocation aussi, je ne le nie pas… Le jour où je fus devenu définitivement persona non grata dans ma « communauté », chose que par ailleurs je vécus un peu douloureusement, je pus m’imaginer avoir atteint le but « scientifique » que je m’étais fixé : l’établissement d’un rapport enfin désengagé avec mon champ d’étude. C’était bien sûr une illusion.
Quand je réfléchis à ces questions aujourd’hui, deux aphorismes me reviennent à l’esprit, qui ont marqué ma jeunesse. L’un, peut-être apocryphe, est attribué à feu Bernard Lewis, islamologue juif : « On n’a pas besoin d’être poisson pour faire valablement de l’ichtyologie ». Traduit dans les termes de notre problématique, cela donne ceci : « On n’a pas besoin d’être juif pour faire un bon chercheur en études juives. » Nul ici ne contestera la légitimité d’une telle assertion, sauf à accepter de ruiner le principe même de nos disciplines. Pour autant, il faut bien le dire, cela ne nous avance pas à grand-chose. Vient ici le second aphorisme, entendu cette fois de la bouche d’un de nos anciens collègues, dont je ne citerai pas le nom : « Nul ne peut avoir une approche scientifique d’une religion quelconque tant qu’il y croit. » En termes piscicoles, cela donne ceci : « Aucun poisson croyant encore au dieu des poissons ne peut faire valablement de l’ichtyologie. » Et pour nous : « Aucun juif croyant ne peut faire un bon chercheur en études juives » Et même, puisqu’un attachement profond au judaïsme peut tout à fait se passer de la croyance : « Aucun Juif attaché au judaïsme ne peut faire un bon chercheur en études juives. » Nous touchons là clairement une limite qu’il faut essayer de penser. D’autant que la déclinaison ultime de cette belle maxime sera bien sûr celle-ci : « Seul un athée peut valablement s’intéresser au Bon Dieu. »
S’il faut parler de biais, reconnaissons que nous en avons tous, Juifs ou pas, croyants ou pas. Et l’on ne voit pas pourquoi les biais des uns seraient plus gênants que ceux des autres. Le croyant le plus incroyant croit toujours en quelque chose. La distance critique n’est pas donnée, mais construite, fruit d’un effort sans cesse renouvelé. Elle n’est pas absolue, mais toujours relative. Le seul moyen d’approcher de ce qui pourrait ressembler à une vérité « objective » est donc de se mettre à plusieurs. Pourquoi, en ce cas, devrait-on a priori exclure du jeu le croyant, voire le simple « affilié » ou le simple « attaché » ? Il suffit qu’il partage avec tous ce qui est d’ailleurs demandé à tous à égalité, non-croyants compris : l’exigence, justement, de la distance critique. Or force est de constater que l’affirmation de cette exigence est souvent purement rhétorique, relève de la posture, et sert surtout d’instrument de disqualification de l’Autre, soit de celui qui est a priori soupçonné de ne pas la partager. Une vraie question est celle-ci : quel est l’apport irremplaçable du regard porté par chacun et par tous sur le champ d’étude qui nous est en principe commun ? Une autre vraie question est celle-là : comment faire en sorte que l’intimité que l’on a éventuellement avec son champ à la fois ne compromette pas l’instauration de la distance critique et contribue positivement à affiner l’intelligence qu’on en a ?
Le judaïsme a plus de deux millénaires d’histoire, a connu mille métamorphoses, a été déchiré par maints conflits internes. Il s’est développé sur les cinq continents, dans tous les contextes culturels et linguistiques imaginables. On peut bien sûr tenter d’isoler des constantes, un ensemble de références communes, mais si l’on est honnête, on s’aperçoit vite que ce faisant, on exclut toujours beaucoup plus que l’on ne rassemble. Il y a toujours quelque secteur du judaïsme – quelque secteur, pourtant, indéniablement juif – qui n’entre pas dans le cadre. Inversement, l’histoire a gardé la trace de l’existence de judaïsmes authentiquement juifs auxquels il manque cependant toujours quelque chose qui, à nos seuls yeux et de manière principalement rétrospective, paraît indissociable de toute idée que nous pourrions spontanément nous faire d’un judaïsme authentique ou complet. Avant la Mishnah, avant le Talmud, il y a eu un judaïsme sans Mishnah, sans Talmud. Il y a eu un judaïsme sans Maïmonide, sans le Baal Shem Tov et sans Levinas. Un judaïsme n’ayant aucun défi chrétien ou musulman à relever. Un judaïsme sans Loi orale et même un judaïsme contre la Loi orale. Un judaïsme sans sionisme, et même un judaïsme antisioniste. J’arrête là. Vous m’avez compris. Le judaïsme n’existe pas. Et ce n’est sans doute pas sans raison qu’il y a dix ans j’ai décidé de faire disparaître le mot de l’intitulé de ma direction d’études. Tout chercheur honnête doit commencer par cela. Par le constat de l’éclatement synchronique de son champ, de sa discontinuité diachronique, de sa conflictualité interne, et même de plus que de cela encore : de son incohérence. Et ce qui vaut historiquement pour le champ, vaut naturellement aussi pour l’expérience personnelle qu’en a chacun. Ou pour le dire autrement, il n’y a pas deux « intimités » qui se ressemblent. C’est leur prix. Mais c’est d’abord leur limite. Chaque juif s’invente la sienne, là où il vit, au moment où il vit, selon son milieu, la tradition dont il s’imagine l’héritier, sa langue, son histoire familiale, ses petites folies personnelles, que sais-je encore ? Arguer de son « intimité » avec son champ d’études revient à en réduire les dimensions à celles de son nombril (nombril personnel ou nombril communautaire). Car on n’est intime qu’avec soi-même. Dans le meilleur des cas. Pour le reste, l’intimité est une illusion. Une loupe. Qui isole un fragment. Grossit un détail. Et fait flamber le reste. Plus grave encore que cela, elle porte l’« intime » à produire de la cohérence ordonnée autour de ce détail, de ce fragment, au détriment du foisonnement du tout et de ses déchirements. L’intimité exige la simplicité, elle a besoin d’harmonie et de sérénité. Le chaos l’effraie, or le chaos est bel et bien ce qui doit nous intéresser.
Je ne crois certes pas à la possibilité d’une quelconque schizophrénie épistémologique. Je ne cesse pas d’être un juif lorsque je m’assieds à ma table de travail. Je sais aussi que je ne le suis que d’une manière particulière et même étroite. Et je sais enfin que je suis à peu près incapable de proposer la moindre définition crédible du terrain sur lequel je m’aventure. Illusion du désengagement. Illusion de l’intimité. Illusion de l’existence du champ. Faut-il pour autant désespérer ? Certes non. Reste l’objet, qui n’est pas le champ. Reste à prendre les choses de biais pour conjurer le risque du biais et à construire son objet de sorte à déconstruire le champ. Cibler les failles, les zones d’incertitude, les espaces liminaires. J’avoue ne m’être que rarement posé ces questions en ces termes, somme toute un peu théoriques. Mais à considérer les choses rétrospectivement, il me semble que c’est ce que j’ai parfois tenté de faire empiriquement. Une exploration du judaïsme byzantin finissant. Or il y a trente-cinq ans, le judaïsme byzantin, surtout finissant, n’était rien et n’était nulle part dans le champ des études juives. Une thèse sur un auteur de second, voire de troisième rang, un épigone, comme l’on dit, mais ayant le grand mérite d’être installé, précisément, sur une ligne de faille, orthodoxe n’ayant jamais dévié de l’orthodoxie mais ayant en même temps noué des liens étroits et ambivalents avec l’hétérodoxie karaïte. Ce premier essai fut suivi de quelques autres, plus ou moins aboutis, plus ou mois concluants, ce n’est pas à moi de juger. Analyse des images et des fonctions changeantes – et surtout contradictoires – de la « Terre d’Israël » dans les sources et dans la pratique juive. Rapport du Juif à l’Autre, et donc aussi rapport du Juif à soi-même comme Autre et à l’Autre comme autre soi-même. Statut ambigu de la Bible dans le judaïsme. Et cætera. Je ne vais pas entrer dans le détail de ces aventures, je pourrais devenir ennuyeux.
Juste un unique et dernier exemple, qui peut hélas – ou heureusement – servir aussi de contre-exemple : les études que j’ai consacrées à l’image et au statut du prosélyte dans les sources rabbiniques, une image et un statut profondément ambivalents qui obligent à penser le judaïsme comme un espace à la fois ouvert et fermé. Les choses, ici, se compliquent un peu, n’est-ce pas ? Tout en prétendant, en cette circonstance comme en d’autres, construire un objet qui déconstruise le champ, n’ai-je pas cédé en fait, sans oser me l’avouer, à quelque tentation « intime » d’autojustification ? Aurais-je abordé ce thème et l’aurais-je abordé comme je l’ai abordé si je n’avais pas vécu moi-même, dans mes jeunes années, une expérience de conversion ? Peut-être pas. Cette expérience passée a-t-elle vraiment enrichi mon approche ? Je l’ignore. C’est possible. L’a-t-elle infléchie au point de me condamner à un biais que je pourrais, a posteriori, chercher à identifier et que je devrais finalement me reprocher ? Je ne crois pas. Qu’est-ce qui m’autorise à le dire ? Une seule chose, peut-être. La « petite joie mauvaise » ressentie tout au long de cette recherche-là. La « petite joie mauvaise » de celui qui sait ce qu’il pourrait être tenté de chercher, qui ne le trouve pas, qui trouve même tout à fait autre chose. La « petite joie mauvaise » de celui qui, outre de la déconstruction de son champ, jouit de la sienne propre.
La « petite joie mauvaise » comme pierre de touche de la recherche de l’« intime désengagé », ou plus précisément encore, du faux intime et du faux désengagé qu’est tout chercheur en sciences religieuses, vous me direz peut-être que c’est un peu léger. Ce n’est pas un concept. Or nous tous qui sommes réunis dans cette salle n’attendons notre salut que des concepts, n’est-ce pas ? C’est maintenant sur vous que je compte pour m’aider à aller un peu au-delà. Ou à tout rependre de zéro. Je vous en remercie par avance.