Jean-Christophe Attias livre une biographie inattendue du prophète. Loin de l’imagerie héroïque et virile, il le montre vulnérable et féminin
Malgré l’affaiblissement de la lumière biblique, la figure de Moïse fascine toujours les modernes, qu’ils y voient, comme Freud, un prince égyptien avant-gardiste et incompris, assassiné pour cela par les siens, ou qu’on en fasse l’inventeur de la « différence mosaïque » entre vraie et fausse religion, pourfendeur du paganisme, voire introducteur de l’intolérance dans le monde, comme l’égyptologue allemand Jan Assmann (Moïse, l’Egyptien, Aubier, 2001). Difficile en tout cas d’éviter le personnage de Moïse dès lors qu’on s’intéresse aux sources juives du monothéisme, même si aucune source archéologique n’en a établi l’existence historique.
Le protagoniste de l’Exode semble donc incontournable à en juger par le Moïse fragile, portrait couronné récemment par le prix Goncourt de la biographie, que lui consacre encore Jean-Christophe Attias, spécialiste des études juives à l’Ecole pratique des hautes études, à Paris. Biographie paradoxale d’un homme dont on ne sait rien, hormis ce qu’en dit le Pentateuque, ce livre tient intentionnellement de l’essayisme littéraire autant que de l’érudition. Comme Freud, l’auteur entend soustraire Moïse à une certaine légende dorée comme à une captation patriotique du prophète par les siens. Freud prétendait en effet déposséder les juifs de son temps de leur « héros » en soulignant ses origines et ses emprunts à l’Egypte.
Jean-Christophe Attias s’ingénie aussi à prendre à rebrousse-poil tout ce que Moïse peut incarner d’héroïque et de viril dans le « roman national » qui a accompagné l’aventure du sionisme. Moïse, qui meurt avant d’entrer en Terre promise et dont on ne connaît pas de sépulture, « ne pouvait tout de même pas devenir le premier ministre sans vision d’un micro-Etat surarmé et enfermé derrière ses murs », s’indigne-t-il. Ce genre de détricotage du récit machiste, chauvin, voire colonialiste, au profit d’un Moïse vulnérable, voire féminin, court toujours le risque de substituer un roman à un autre. L’ouvrage n’évite pas toujours l’écueil.
De même néglige-t-il d’autres réceptions de Moïse qui n’entrent pas dans son cadre. S’il glose, par exemple, l’étonnante absence de référence à Moïse dans le texte de la sortie d’Egypte que lisent les juifs durant la soirée de Pessah (Pâques), il ne l’attribue qu’au souci de ramener le prophète à sa condition humaine « fragile ». Dieu seul aurait délivré son peuple, et non un quelconque « sauveur suprême ». Que cette absence puisse probablement marquer une confrontation sotto voce avec le christianisme (Moïse évoquant l’intercession d’un partenaire privilégié de la divinité un peu trop proche de Jésus), Jean-Christophe Attias ne l’envisage pas. Et ce bien qu’il évoque en des pages passionnantes un Moïse « serviteur souffrant », que Dieu a voulu tuer après l’épisode du buisson ardent pour n’avoir pas circoncis son fils, mais sauvé par sa femme Séphora.
UN MOÏSE HUMBLE
Ces quelques réserves ne sauraient gâter le plaisir de ce portrait écrit dans un style élégant et accessible, et qui ménage plus d’une surprise. L’auteur passe en revue tous les attributs qui, dans les textes, vont à l’encontre du Moïse musculeux de Michel-Ange ou du chromo hollywoodien de Cecil B. DeMille et de ses actuels imitateurs. Ce faisant, il s’appuie sur les commentaires juifs les plus classiques, à commencer par les exégèses de Rashi (acronyme de Rabbi Shlomo Yitzchaki, un rabbin français du XIe siècle). Il en résulte un « Moïse intercesseur » sauvant à plusieurs reprises Israël de la colère divine ; un Moïse humble qui s’honore d’être disciple autant que maître. Une célèbre allégorie du Talmud ne veut-elle pas qu’il ait assisté, au dernier rang, à la classe de Rabbi Akiva (50-137), un des principaux docteurs de la loi orale, sans rien saisir de son enseignement pourtant rapporté comme « la loi de Moïse » ?
Le trait le plus saisissant est la féminisation du prophète, laquelle s’appuie sur quelques occurrences où le prénom personnel hébraïque qui le désigne est au féminin. Un de ces « lapsus » grammaticaux, remarque Jean-Christophe Attias, intervient dans un contexte où Moïse, fatigué du pouvoir, souhaite être assisté par soixante-dix anciens. L’historien conclut à « l’assomption d’une féminité qui est plus désir de partage du pouvoir et de la responsabilité que simple expression de faiblesse ou de lassitude ». Il faut se plonger dans ce Moïse fragile, sauvé des eaux fades des sulpiciens ou brûlantes des « fous de Dieu ».
Moïse fragile, de Jean-Christophe Attias, Alma, 280 p., 22 €.
Signalons également, sur le même thème, la parution des Derniers Jours de Moïse, d’Armand Abécassis, Flammarion, 228 p., 19,90 €.
Par Nicolas Weill