sous la direction de Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa
Des cultures et des dieux
Repères
pour une transmission du fait religieux
(Paris, Fayard, 2007)
AVANT-PROPOS
« Le temps paraît maintenant venu du passage d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre). » Régis Debray (a)
Le «
fait religieux » connaît incontestablement un regain d’intérêt,
quoique pas toujours pour de bonnes raisons. Les attentats islamistes du
11 septembre 2001, les dimensions religieuses de certains grands conflits
contemporains, le thème devenu récurrent du « choc des
civilisations » y ont fortement concouru. De même, la mise en
opposition systématique d’un Occident judéo-chrétien
inventeur des Droits de l’homme et de la laïcité et d’un
Orient musulman prétendument rétif à toute modernité.
Ou encore les revendications « communautaristes » de certains
segments de la société française et les réactions
anti-« communautaristes » qu’elles ont pu susciter. À
quoi il faut ajouter, plus diffuses mais aussi prégnantes, l’insatisfaction
de beaucoup de nos contemporains devant un monde globalisé, standardisé,
privé de ses anciennes idéologies révolutionnaires,
et leur quête concomitante, souvent très individualiste, de
plus de « spiritualité », pourvu qu’elle soit en
libre service.
Face à tous ces phénomènes, les uns apparemment plus
acceptables et seulement perçus comme insolites, les autres beaucoup
plus préoccupants, face au trouble, voire aux peurs que parfois ils
éveillent, et dont certains se plaisent à jouer, les Français
se sentent désarmés. Ce d’autant plus qu’ils sont
probablement en Europe et dans le monde les plus éloignés
d’un univers, celui de la culture religieuse, qui leur permettrait
de mieux décrypter certaines évolutions récentes, d’apprécier
la diversité des populations vivant sur leur sol comme de comprendre
l’histoire complexe dont ils sont les héritiers. Depuis une
vingtaine d’années, les rapports se sont succédé
pointant les carences de la formation de nos jeunes en matière de
« fait religieux », sans que pour autant les pratiques évoluent
toujours dans le bon sens, faute déjà d’outils appropriés
pour les élèves, leurs parents et leurs maîtres. Le
traditionnel anticléricalisme des Français, leur hantise de
tout empiètement indu des Églises sur l’espace public,
à nouveau illustrée par les débats passionnés
ayant précédé et accompagné le vote de la loi
de mars 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à
l’école, ne leur rendent sans doute pas, en l’occurrence,
la tâche facile.
C’est à les introduire à cet univers-là que le
présent ouvrage voudrait aider, loin des clichés et des simplifications
hâtives. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant. Ce livre
n’est pas une encyclopédie, on n’y trouvera pas tout
ce qu’on voudrait savoir sur toutes les religions de tous les temps.
Les religions « mortes », celles de l’Orient antique,
de Grèce ou de Rome, par exemple, n’y sont pas évoquées,
si ce n’est indirectement, parce qu’elles ne sont pas absentes
du cursus scolaire traditionnel, et parce qu’elles ne suscitent habituellement
pas d’inquiétude particulière dans le public, qui juge,
à tort ou à raison, que leurs enjeux sont éteints.
Ce sont donc les religions vivantes qui ont focalisé notre attention.
Mais si le judaïsme, le christianisme et l’islam se taillent
naturellement la part du lion, dès lors qu’ils ont durablement
marqué de leur empreinte l’histoire du continent européen,
traditions d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique, sectes
et nouveaux mouvements religieux n’ont pas été sacrifiés.
Notre passé colonial, les mouvements migratoires récents,
la diffusion en Occident des sagesses orientales et l’explosion des
offres spirituelles modernes ou postmodernes justifiaient en effet de résister
aux séductions de l’ethnocentrisme comme à la tentation
de privilégier à l’excès les Églises officielles,
anciennement implantées ou majoritaires.
Les contributeurs de ce volume sont d’éminents spécialistes.
Ils ont fait l’effort de rendre leur science accessible à tous.
Ils ont su mettre entre parenthèses, lorsqu’ils en avaient,
leurs convictions religieuses personnelles. S’abstenant de tout discours
apologétique comme de toute formulation stigmatisante, évitant
le piège de l’irénisme aussi bien que celui du sensationnel,
ils ont seulement cherché à initier, à expliquer et
à soulever quelques problèmes. Pas de catéchisme ici.
Pas même de définition précise de la « religion
». La religion « en soi » n’est pas notre propos.
L’approche est résolument historienne, anthropologique, culturelle,
parce que les religions vivent et évoluent, comme vivent et changent
les hommes qui les portent et sans cesse les réinventent. C’est
la multiplicité des cultures humaines, façonnées hier
et encore aujourd’hui par des croyances, des institutions et des luttes
religieuses, qui nous a intéressés ici.
La religion ne saurait rester hors du champ des intérêts ordinaires
et légitimes de l’honnête homme. Elle en fait au contraire
intégralement partie, et que l’on croie ou non n’y change
rien. L’histoire des laïcités en Occident, elle-même,
restera opaque à qui fera l’impasse sur l’histoire des
religions qui la précède, en partie la prépare, et
encore maintenant l’accompagne. Car il s’agit avant toute chose
de commencer à apprendre et de tenter de comprendre. Et, pour comprendre,
l’approche non confessionnelle reste encore le moyen le plus adapté
et le plus universel d’accès. Il n’y a pas lieu de croire
les croyants qui disent, à ceux qui ne croient pas, ou mal, ou qui
adhèrent à une autre foi qu’eux : « Vous ne pouvez
pas comprendre ! »
Si, chacun peut comprendre, à la condition de faire preuve, toutefois,
d’un minimum d’empathie et de modestie. On ne lira donc rien,
dans ces pages, qui s’apparente à une déconstruction
systématique de l’histoire des religions visant à démontrer
que les religions elles-mêmes, au fond, mentent sur leur histoire
et sur leur nature. On prend ici les religions comme des constructions culturelles
ayant une fonction sociale, comme des forces ayant animé, inspiré,
transformé la civilisation humaine. La violence fait partie de l’histoire
des hommes et elle fait donc partie de celle des religions. Mais la religion
n’est pas toute violence. Elle est aussi foi profonde, geste quotidien,
sociabilité, simple fidélité à l’héritage
des siens, signe revendiqué d’appartenance à un groupe,
marqueur identitaire minimal et non exclusif. Elle est art, musique, danse,
littérature, philosophie et poésie. Elle peut aussi être
partage, éthique et authentique humanisme. Elle est même beaucoup
plus que ce que les croyants eux-mêmes s’imaginent parfois qu’elle
est. Eux aussi trouveront d’ailleurs ici de quoi combler leurs éventuelles
lacunes.
L’étude des « faits religieux » ouvre exemplairement
à la diversité de l’humain, à la richesse des
expériences des hommes et des femmes dans le temps et dans l’espace.
Elle se révèle en outre une entreprise éminemment citoyenne,
fenêtre privilégiée sur les cultures « autres
». Elle peut, par les croisements qu’elle favorise, les comparaisons
qu’elle autorise, les interrogations qu’elle stimule, contribuer
à faire émerger les conditions d’un vivre-ensemble qui
combine le regard positif porté sur l’Autre avec la reconnaissance
de valeurs communes qui transcendent, justement, les différences
religieuses.
On ne s’étonnera donc pas de la règle qui s’est
finalement imposée à tous les contributeurs de ce volume :
celle du décloisonnement et de la transversalité. Partout
on a croisé les disciplines – histoire sociale, histoire des
arts et de la littérature, histoire des idées, anthropologie,
sociologie, etc. Partout on a eu à coeur d’examiner les religions
en contact, en dialogue ou en conflit. Les trois monothéismes n’ont
pas été isolés les uns des autres, non plus que de
l’Afrique, de l’Amérique ou de l’Asie. L’histoire
des laïcités, les processus de sécularisation, la critique
des religions et l’athéisme ont eux aussi trouvé leur
place. De fait, nous ne pensons pas, quant à nous, que le «
fait religieux » gagne à être séparé des
autres faits de civilisation, ni qu’il doive devenir à l’école
l’objet d’une discipline à part. Au contraire, professeur
de philosophie, de lettres, de langues vivantes, d’histoire-géographie,
de musique ou d’arts plastiques, chacun a son rôle à
jouer, et chacun découvrira dans cet ouvrage de quoi nourrir sa réflexion
et faciliter cette circulation des savoirs et des idées qui fait
la bonne pédagogie comme les grandes civilisations.
Ce livre n’a pas de mode d’emploi. On y entre comme on veut,
avec le bagage qu’on a ou qu’on n’a pas. On l’ouvre
où l’on veut. Exposés linéaires, extraits de
textes, notices biographiques, excursus de toutes sortes, orientations bibliographiques,
tableaux, cartes et illustrations, il y a de quoi, nous l’espérons,
répondre à tous les types de curiosité. Enseignants
et parents, étudiants et lycéens, jeunes et moins jeunes sauront
faire de ce livre l’usage qui leur convient. S’il les a informés
avec précision tout en ébranlant quelques-unes de leurs certitudes,
s’il les a formés avec rigueur tout en leur faisant découvrir
certains trésors méconnus de la culture, s’il a développé
leur sensibilité aux dangers qui toujours menacent la société
des humains tout en leur donnant le goût de l’échange
et du partage, s’il est devenu entre leurs mains un modeste mais efficace
outil de liberté, alors il aura joué son rôle. Il leur
aura apporté tout ce qu’il pouvait leur apporter – quelques
réponses à quelques questions, encore des questions…
et pas toujours de réponses.
Jean-Christophe ATTIAS et Esther BENBASSA
a. L’Enseignement
du fait religieux dans l’école laïque, Paris, Odile
Jacob / SCÉRÉN, 2002, p. 43.